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SO LONG : VIVRE L'OUEST AMÉRICAIN 1970-1985


Bernard Plossu SO LONG Vivre l’Ouest américain. 1970-1985 324 pages 15 x 15 cm 20.00


À la fin des années 60, Bernard Plossu découvre les États-Unis depuis le Mexique où ses grands-parents ont émigré. Bill Coleman, qui deviendra ensuite un de ses plus fidèles amis, sera son passeur et son guide. […]


[…] Alors qu’il est déjà un photographe reconnu en France, il s’y installe en 1977 et y fonde sa famille. Et c’est durant ces années dans l’Ouest américain que sa pratique photographique va prendre toute son ampleur face à l’immensité et la diversité des paysages qui s’offrent au regard de l’artiste qu’il est en train de devenir. Ce livre en traduit à sa façon les parcours successifs jusqu’à son retour définitif en France en 1985. Sans lieu, ni date, près de trois cents images se succèdent ainsi librement selon quinze chapitres qui se présentent comme autant de road-movies sans début ni fin où le réel américain se confond avec sa propre mythologie. Mais s’y dévoile surtout cette écriture du sensible et de la rencontre qui va devenir la signature de Bernard Plossu, référence aujourd’hui incontestée de la photographie française contemporaine.

Publié avec le Frac Haute-Normandie.

Bernard Plossu SO LONG Vivre l’Ouest américain. 1970-1985

Arizona, le pays de Cochise le chef des Apaches Chiricahuas, New Mexico, Colorado, Utah, Nevada, California, Western Texas et Western Oklahoma, c'est cet immense désert qui va jusqu'à la mer, jusqu'à l'océan Pacifique, chaud au sud dans les palmiers et proche du Mexique (Los Angeles), et brumeux et oriental, écossais même parfois, au Nord, la superbe région de Big Sur (San Francisco)...

C'est là que j'arrivai par un hasard extraordinaire, à 21 ans, chez mon ami Bill Coleman ! Nous venions du Mexique où nous nous étions rencontrés.

Et j'y retournerai tout le temps dès que possible, dans cet Ouest gigantesque, sillonnant les routes et les pistes petit à petit, au cours des années, partout, jusqu'à ce que je m'y installe pour de bon au début de l'hiver 1977 près de Taos, à deux mille deux cents mètres d'altitude, au pays de la sauge, sur les hauts plateaux, où Shane naquit le 14 juillet 1978 !

à partir de là, c'est aussi à pied que je découvrais les coins plus sauvages de ce « jardin de poussière », avec mes amis Dan et Doug .

Ces photos sont l'itinéraire de ces années où je suis resté là pour de bon, de ces routes sans fin, au rythme des saisons...

Et elles sont aussi un témoignage sur une manière de vivre des gens de l'Ouest, de leurs cultures, qu'ils soient Indiens, Chicanos ou Anglos, en ville ou dans des coins perdus, jusqu'en 1985, date où je rentrai définitivement en Europe .

Bernard Plossu

Juillet 2006

Le voyage américain de Bernard Plossu

Par Lewis Baltz

Quand Bernard Plossu est venu aux États-Unis en 1977, il était déjà reconnu en France comme photographe, ce qui implique qu’il figurait parmi les successeurs désignés de la tradition française du reportage. Plossu est toujours resté fidèle à cette tradition, bien que ses années en Amérique aient modifié sa vision de manière inattendue. Il avait voyagé aux États-Unis plusieurs fois avant d’épouser une Américaine et d’habiter au Nouveau Mexique. Ses premières visites avaient été des missions photographiques, comme ses voyages au Mexique et en Égypte ; une prolongation de l’idéologie du reportage étendu à des sujets exotiques. Si les cultures homogènes du Tiers-monde intriguaient l’Européen cosmopolite, il semble qu’il ait aussi été très attiré par la banalité et l’aliénation de la vie contemporaine en Amérique. Cet aspect de la société américaine a été source d’inspiration – si l’on peut employer ce mot – pour des générations de photographes américains (pour ne rien dire des écrivains) et pour des visiteurs européens aussi célèbres que Henri Cartier-Bresson et Robert Frank. Les premiers travaux américains de Plossu sont dans la tradition de ses illustres prédécesseurs. Ses premiers contacts avec la culture de l’Amérique – ou, d’un point de vue européen, son absence de culture – sont une réaction contre la vie américaine, toute de superficialité criarde. Mais cela n’a jamais ressemblé à Plossu de se satisfaire de superficialités, et il a approfondi sa vision en se familiarisant avec ses sujets. Il a bientôt vu, dans la folle solitude de l’Ouest américain, quelque chose de plus profond qu’une juxtaposition postsurréaliste du rituel Hopi et de plateaux-repas pour la télévision.

Sartre a fait deux observations particulièrement importantes sur l’Amérique. La première, c’est que, à l’encontre de l’Europe, les villes étaient souvent plus jeunes que leurs habitants. La deuxième, qu’en Amérique les rues des villes avancent en ligne droite vers l’horizon – comme vers l’infini. Ces remarques sont caractéristiques de l’effet considérable qu’exerce l’espace américain sur un Européen cultivé.

Il est à peine exagéré d’affirmer que pour une sensibilité formée dans un monde aux perspectives fermées, ancrée dans l’histoire de l’humanité, appréhender l’immensité vide de l’Ouest américain est un peu comme perdre son regard dans les abysses. Les Américains sont touchés de la même façon. Joan Didion, auteur américain qui a elle-même décrit cette expérience de l’Ouest américain avec beaucoup de beauté et de précision, écrivait, dans sa critique du livre de Norman Mailer Executioner’s Song : « … Le sujet lui-même… est ce vide immense de l’expérience de l’Ouest, un nihilisme antithétique… [ la négation ] de la plupart des formes de l’effort humain, une peur si proche du zéro que les voix humaines s’effacent, comme de l’écriture dans le ciel. Sous ce que Mailer appelle “le bleu immense du terrible ciel de l’Ouest américain”… rien n’a vraiment d’importance. » Didion n’a pas été la première à voir dans l’espace de l’Ouest une métaphore du nihilisme : Dos Passos avait suggéré déjà une lecture similaire ; finalement, c’est Mailer, dans son introduction à Executioner’s Song, qui a été le plus concis : « Il y avait les montagnes, puis l’autoroute, puis rien. »

Les maîtres de Plossu sont Corot et Malevitch ; deux peintres dont il est difficile de rapprocher le propos, sinon par l’élégant quiétisme de chacun. Au fil des années passées au Nouveau Mexique, on voit, peu à peu, moins de Corot et plus de Malevitch dans ses photographies ; le paysage de Corot, le jardin de lumière, est rendu plus âpre par l’expérience de la solitude américaine, et se transforme en jardin de poussière, jardin de cendres. Ce qui ne veut aucunement dire que Plossu est devenu un photographe américain, transformation impossible et qu’il ne souhaite pas. Il n’a jamais vraiment troqué son humanisme européen pour le nihilisme américain, ni abandonné son pathos pour l’ironie américaine. Mais il est parvenu à une compréhension qui lui permet de faire coexister les deux points de vue dans sa perception.

Pendant son séjour au Nouveau Mexique, Plossu a appris que la photographie américaine ne se résumait pas à un index iconographique de sujets exotiques, brillants dans leur banalité, mais qu’elle était surtout un ensemble d’attitudes, de stratégies, d’idéologies picturales, tout à la fois déterminant la compréhension que l’Amérique a d’elle-même et déterminées par elle. Le travail américain de Plossu a des antécédents ; il avait trouvé le Nouveau Mexique au Sénégal bien avant de trouver le Sénégal au Nouveau Mexique. Métaphoriquement, Plossu connaissait déjà le désert américain avant de décider de s’y installer.

Plossu n’a jamais abandonné l’Europe ni la tradition photographique française ; il a, plutôt, ajouté un monde au monde qui lui appartenait de naissance. Il y a quelque chose d’ouvertement romantique dans l’image d’un photographe français qui lit Céline dans une Ford garée pour la nuit sur le plateau lunaire de Monument Valley. Quelque chose de troublant se produit autour d’un jeune père surveillant son fils, mi-américain et tant aimé, qui joue parmi les plants de sauge du haut désert du Nouveau Mexique.

Évidemment, il y a quelque chose de plus : les images de Plossu, éloquentes en elles-mêmes, sont aussi des éclats de la réalité américaine de Bernard Plossu. On ne peut pas démêler l’écheveau des influences qui font d’un artiste ce qu’il est, mais ces fragments sont des pièces de ce qui fait l’homme et le photographe. Malgré sa culture, son intelligence, Plossu photographe tire plus de son expérience directe que d’une stratégie ou de théorie. S’il y a une explication rationnelle à l’affinité qu’il revendique avec les peintres expressionnistes allemands, elle tient sans doute à leur foi en l’art comme moyen de transformer l’expérience quotidienne en un langage d’émotion universel.

Dans un sens strictement professionnel, Bernard Plossu a mis son identité artistique en danger en se déplaçant entre deux traditions photographiques nettement marquées ; il a lui-même pris le risque d’être un Français exilé en Amérique, jamais un Européen tout à fait assimilé, mais si bien façonné par son expérience américaine qu’il aurait pu se sentir à moitié étranger dans sa France natale. Cela ne s’est pas passé ainsi, parce que Plossu est un juge sévère de ses influences, et se sert de son environnement plus qu’il n’est marqué par lui.

Si son sens de la lumière et de l’espace, c’est-à-dire de la forme, a changé entre Paris et Santa Fé, on peut penser que c’est moins à cause des différences objectives entre ces lieux – si importantes soient-elles – qu’à cause des différences que ces lieux ont amenées dans sa sensibilité. Au-dessus des hasards des lieux et des traditions, Plossu se tient, en un sens, aux frontières des cultures.

Plossu se tient aussi un peu sur le côté, seul. Singulier.

L. B.

Sausalito, 1985



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