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EXPÉRIENCE DE LA BÊTISE


Olivier Smolders EXPÉRIENCE DE LA BÊTISE Où l’on apprend à aimer les vessies autant que les lanternes 2001 64 pages 12 x 17 cm 7.50


Ce recueil d’aphorismes est un viatique précieux pour tous ceux qui ne savent pas se faire plus bêtes qu’ils ne sont, mais qui aimeraient l’être pour de bon. Avec bon goût et mauvaise foi, avec sérieux et sens du jeu, quelque part entre Flaubert, Cioran et Vialatte, la plume méchante et délicate de Smolders gratte la fine pellicule de savoir sur le crâne de l’homme civilisé – et il neige une malicieuse intelligence, en pure perte. Comme un gosse, ravi, on recueille alors les miettes de la langue austère de la dérision…



Avant propos

La bêtise effraie autant qu'elle fascine. Sans doute est-ce la raison pour laquelle personne n’a jamais trop su comment la séduire, lui ôter un à un ses voiles et s’abandonner tout entier à son étreinte de poulpe. Flaubert, Bloy, Valéry, Barthes cherchèrent longtemps le lieu mythique d'où il leur aurait été possible de lui rendre l’hommage qu’elle méritait. Ils échouèrent les uns après les autres tant il est vrai que parler d’elle avec pénétration revient à scier la branche sur laquelle on est perché. Collectionnant les lieux communs et les albums de la marquise, ils ne parvinrent qu’à s’éblouir de l’éclat du trésor qu’ils convoitaient. Ils furent donc condamnés à demeurer au bord du vide, l’écume aux lèvres et l’effroi dans les yeux à l’idée d’accoster vraiment cette terra incognita.

Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert est un catalogue de conclusions péremptoires conçu de sorte qu’on « n’osa plus parler de peur de dire une des phrases qui s’y trouvent ». Léon Bloy eut la même ambition en rédigeant son Exégèse des lieux communs: « Obtenir le mutisme du bourgeois, quel rêve! » Mais au moment d’écrire « de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non », Flaubert pressentait déjà la suffisance facile qu’il y avait à vouloir mettre systématiquement les rieurs de son côté. Bouvard et Pécuchet, ces « formidables imbéciles » qui traversent de part en part la culture universelle, sont aussi bien n’importe quel esprit curieux sur le chemin de la connaissance, partagé entre l’envie de savoir et le scepticisme que creuse davantage en lui chaque nouvel objet d’études. De sorte qu’au moment où Bouvard se pose la question « Comment savoir si on est bête? », il ouvre devant lui le gouffre insondable d’une ignorance qui est peut-être le fondement même de la nature humaine. Il ne restait plus qu’à démontrer que bêtise et intelligence sont strictement équivalentes. C’eut été dessiner là un projet philosophique autrement ambitieux que celui du Dictionnaire, projet auquel Flaubert ne se résoudra cependant jamais tout à fait.

Bouvard et Pécuchet devait compter un deuxième volume qui n’aurait été fait que de citations vraisemblablement paradoxales d’auteurs choisis. Même chemin chez Barthes, qui découvrit peu à peu que la haine que lui inspirait le stéréotype cachait peut-être une passion refoulée. Il eut, à la fin de sa vie, le projet d'un livre qui aurait collectionné les brèves de comptoir. Et Valéry à qui certains reprochaient son respect des règles de versification note: « La rime a ce grand succès de mettre en fureur les gens simples qui croient naïvement qu’il y a quelque chose sous le soleil de plus important qu’une convention - Ils ont la croyance naïve que quelque pensée PEUT être plus profonde, plus durable, qu’une convention. »

Il pourrait paraître imprudent de vouloir réhabiliter la bêtise comme si l’on en appelait aussitôt à l’ignorance, à l’obscurantisme, bientôt aux pires esclavages. C’est oublier que la bêtise s’accommode volontiers de l’instruction, de même qu’elle entretient avec l’intelligence des rapports extrêmement troubles. Il s’agit moins de comprendre le monde que d’en tirer parti. Et si nul ne conteste que l'intelligence soit une source non négligeable de plaisirs pour les esprits qui s’accommodent des divertissements organisés, la bêtise n’en apporte pas moins une jouissance d'une autre envergure, d'autant plus puissante que nous la pressentons vaguement coupable, infantile, solitaire, un peu morbide. Baudelaire, pour ne prendre qu’un exemple, ne s'y est pas trompé, à l'heure où la grande faucheuse qu'il avait tant chantée s'approchait de lui à pas de loups. Pauvre Belgique est en effet un projet d'une bêtise souveraine. Que l’auteur y ait été poussé par une acrimonie toute circonstancielle - les biographes ont assez décrit les circonstances tragiques de son séjour en Belgique - ne change rien à l'affaire. Comment ne pas deviner, à le lire, avec quelle jouissance il s'est immergé dans la bêtise, prenant fiévreusement des notes sur les tables des bistrots, s’enivrant des pires lieux communs, distillant l’ignominie intellectuelle comme d'autres, à ses côtés, éclusaient de grands bocks de bière. L’excès qui traverse son écriture retrouve alors la gravité de l'enfance, celle qui va jusqu'au bout, obstinée dans sa douleur comme dans sa jouissance, en dépit du monde et d’elle-même. Au dandysme baudelairien, ce « plaisir aristocratique de déplaire », s’ajoutent alors le front buté, l’œil noir et le sourire sournois des poètes de sept ans. Exercice difficile qui ne laisse pas intact, régression douloureuse vers la nuit de l’esprit et l’ivresse de ses propres défaites. Rien d’étonnant alors si la Belgique qu’il nous raconte est celle où l’on aimerait parfois se perdre. Tout y sent le savon. Les chiens seuls sont vivants. Les rues et les trottoirs sont sans cesse interrompus par manque d’esprit civique. Un pays de balcons vides, de femelles sans pudeur, d'hommes moitié mollusques et moitié singes, un pays sans art, sans cuisine ni littérature, peuplé de monstres grotesques et vaniteux. Cela sent la mort, le Moyen Age, une Venise qui serait peuplée de spectres noirs et de tombeaux d’où sortent de frêles jeunes filles confessant « Un jeune homme m’a fait une confidence bien cruelle » pour signifier qu’il leur a donné la vérole. Et tout à l’avenant, délicat, crapuleux, exécrable, lâche, humide et mou comme le pain et les femmes à l’étal des vitrines. La Belgique est ici le prétexte d’une conquête autrement plus grave que l’amitié - sympathique, certes, mais qui devrait tellement aller de soi - entre les peuples. Il y est question du droit légitime de chacun à jouir de sa propre bêtise.

Olivier Smolders






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