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EN PRÉSENCE D'UN CLOWN


Jean Narboni EN PRESENCE D'UN CLOWN de INGMAR BERGMAN 2007 112 pages 12 x 17 cm 12.50


Voyage d’hiver

Avec En présence d'un clown d'Ingmar Bergman, Jean Narboni choisit une œuvre qui pourrait être comme la dernière d'un des derniers très grands cinéastes contemporains – un choix loin d'être anodin. Contre le désespoir, tout contre : tel est l'axe de son approche. […]



[…] Où Bergman, tout en restant le cinéaste de la cruauté nue qu'il a toujours été, convoque mais cependant révoque à chaque instant le pire – sombrer dans la folie ou la mort. L'auteur accompagne pas à pas le film, ses périodes. Schubert et sa musique constituent le fil conducteur de cette œuvre et de cet ouvrage (titré Voyage d'hiver). Dès le début du film et de l'essai, apparaît ainsi une « diagonale » allant de Schubert et Bergman à Beckett et Monteiro…

Jean Narboni a été critique puis rédacteur en chef desCahiers du cinéma dans les années 60 et 70. Il y fonde et dirige les hors-série et les éditions d'ouvrages jusqu'aux années 80 (notamment les coéditions avec Gallimard). Il a enseigné le cinéma à l'université Paris VIII et dirigé le département d'analyse de films à la FEMIS.


Extrait /// Schubert sombre

Pour commencer, l’important est de savoir couper court, mais au moment opportun. Le début de En présence d’un clown reste longtemps en mémoire par la frappe directe et sèche de la première image, la scansion nette des plans qui vont suivre. Vu de très près, un phonographe dont une main saisit le bras et pose l’aiguille sur un disque. Des notes de piano groupées en deux motifs entêtants de rengaine, nus et sans couleur, se détachent sur un fond de crachotements. Le plan qui suit, pris d’un peu plus loin, révèle un homme d’une cinquantaine d’années en chemise d’hôpital, aux cheveux gris, un peu bouffi, qui interrompt son écoute en soulevant l’aiguille pour la reposer au commencement du disque et relancer la maigre mélodie. Il écoute, au plus haut point attentif et concentré, comme s’il n’entendait pas seulement mais voyait, touchait la musique ou voulait s’en pénétrer, il soupire profondément, la main droite posée sur la joue comme font les enfants, rongeant presque son index. Filmé de plus loin encore, dans le troisième plan, l’homme refait le geste d’interrompre les notes de piano pour les écouter de nouveau. Il est maintenant tout petit et isolé dans l’image, assis au pied d’un lit d’hôpital, et quelques mots écrits sur l’écran signalent que nous sommes dans une salle de l’asile psychiatrique d’Uppsala à la fin du mois d’octobre 1925. La salle, grande, contient six lits répartis de chaque côté d’une allée centrale. Au fond, deux hautes fenêtres à barreaux donnent sur une façade uniforme qui semble très proche et bloque la vue. La lumière finissante d’un après-midi d’octobre et les globes électriques opale suspendus au plafond composent un faux jour triste et sans ombres. Le gris et le bleu pâle uniformisent l’espace en un ensemble austère et froid. à la fin de ce plan, une voix qu’on suppose être celle d’un médecin s’adressant à une infirmière, l’un et l’autre encore hors champ, brise cette atmosphère d’esseulement et de recueillement désolé. L’homme dissimule précipitamment le phonographe, le remplace sur la table de nuit par une cuvette et un broc. Il a suffi à Bergman, en un peu plus d’une minute, de trois plans courts de la durée de quelques mesures de piano, montrant un homme qui interrompt et reprend depuis le début une musique déjà elle-même de nature intrinsèquement ressassante, pour installer le climat du voyage d’hiver que sera le film En présence d’un clown. Les réponses de l’infirmière au médecin révèlent que l’homme au gramophone, seul occupant de l’immense salle d’hôpital, y a été placé parce qu’il était angoissé et dépressif et qu’on a voulu le séparer des autres malades. Ce qui suit, d’une soudaineté inouïe, relève à proprement parler de la notion de « jour des fous ». Ainsi appelait-on, dans la tradition carnavalesque, le jour de l’année où d’un commun accord des participants les hiérarchies sociales et l’ordre des convenances étaient mis sens dessus dessous, les serviteurs devenant des patrons et ceux-ci les servant, les pauvres jouant aux riches, les esclaves prenant la place des maîtres (saturnales est un autre terme pour désigner ces traditions immémoriales). C’est ce que semble avoir décidé, mais ici unilatéralement, Carl Åkerblom, comme vient de le nommer le docteur Egerman qui fait son apparition dans le plan. à peine a-t-il dit son intention de poser quelques questions à son patient que celui-ci l’interrompt pour décréter que c’est lui, à cet instant, qui va se permettre d’en poser une au médecin. Après quoi commence une interrogation sidérante d’Åkerblom sur ce que le docteur Egerman imagine que pouvaient être les sentiments et les pensées de Franz Schubert certain matin d’avril 1823. Pourquoi une telle insistance sur cette date ? Parce que c’est le moment où Schubert, à six heures du matin exactement (il entendait le carillon de l’église de la Trinité voisine) a découvert qu’il était atteint de la syphilis. S’ensuit une description méticuleuse par Åkerblom, médicalement tout à fait vraisemblable et exacte, des circonstances de cette découverte. Schubert était rentré tard dans la nuit, par temps de neige, d’une soirée chez son frère Ferdinand, une petite fête animée et gaie, un peu arrosée, où dames et messieurs, amis et parents, collègues musiciens et gens de bonne compagnie avaient plaisanté, devisé sans fin sur tout et n’importe quoi, joué de la musique, chanté et dansé, une de ces soirées fréquentes dans la vie du compositeur que l’histoire a immortalisées sous le nom de « schubertiades ». Redressé sur son lit à l’aube parce qu’il avait envie d’uriner, Schubert ressent une douleur et il constate sur son sexe, à l’endroit où depuis quelques jours il y avait une rougeur laide mais indolore, une petite plaie aux bords durs. Il comprend à cette seconde qu’il est atteint de la syphilis, maladie en son temps à évolution lente, pénible et mortelle. Et Carl Åkerblom, lui-même bouleversé, intime au docteur Egerman de lui donner son avis sur ce qu’il croit avoir été les sentiments et les réactions du musicien « en ce matin d’avril où il est assis sur son lit et où il regarde son zizi malade ». Le docteur Egerman, d’abord interloqué puis troublé à son tour, répond que selon lui Schubert a dû se sentir « couler, sombrer », sombrer dans l’épouvante. Apparemment satisfait par cette réponse, Åkerblom, soudain conciliant, s’autorise avec le médecin un bref échange de répliques où ils s’accordent pour convenir qu’à cet instant aucune musique ne vient au secours de Schubert et que le pire du pire, l’absolu du désespoir ont été atteints. Dans le moment de détente qui suit, le docteur, à qui Åkerblom, visiblement décidé à mettre fin au « jour des fous », rappelle que celui-ci voulait précédemment lui poser quelques questions, commence à lire dans un dossier une liste des affections dont son patient est atteint : « Nerfs fragiles, manies, visions, phases de dépression suivies de crises d’allégresse immotivée, auto-accusations, hypocondrie, mégalomanie, tentations suicidaires, fantasmes sexuels déchaînés, incontinences fécales et urinaires de nature infantile et régressive. » Egerman clôt la liste des symptômes en insistant sur le dernier et le plus grave, celui qui a valu à Åkerblom son internement : l’accès de violence. En l’occurrence un coup de barreau de chaise à la tête de sa fiancée Pauline (tentative de meurtre ou geste irraisonné ?). Celle-ci semble d’ailleurs lui avoir pardonné, mais Åkerblom refuse de la recevoir. Soudain pris de fatigue et las, il demande au docteur d’aller voir ailleurs, non sans le gratifier avec condescendance d’un compliment de dernière minute : « J’ai bien aimé, docteur, ce que vous avez dit à propos de Schubert. De son sentiment de sombrer. »



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