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DE L'AUTRE CÔTÉ DU TIROIR


Olivier Smolders DE L'AUTRE CÔTÉ DU TIROIR Catalogue déraisonné 2011 140 pages 12 x 17 cm 14.00


Ce catalogue déraisonné est né d'une exposition réalisée par Olivier Smolders autour de ses films, de ses écrits, de son univers, à l’invitation du Vecteur, plateforme multiculturelle située à Charleroi. Sorte de caverne d'Ali Baba, l'exposition, à laquelle Quentin Smolders a apporté sa précieuse collaboration, entrecroise les thèmes favoris du cabinet de curiosité baroque et du Voyage autour de ma chambre. Différents textes inédits ou rares sont venus compléter cette lumière noire jetée de biais sur une œuvre à la fois ludique et inquiétante.


L’ivresse des surfaces (et l’eau à la bouche)

Longtemps, j’ai pensé que les textes d’Olivier Smolders pouvaient réparer, au moins un peu, les trous que faisaient ses films. Qu’ils raccommodaient dans le tissu, avec patience et élégance, les déchirures qu’y laissaient les images, souvent avec violence. Qu’ils remettaient l’iceberg d’aplomb (un grand corps sombre et tourmenté, féroce, immergé, mais dont on ne voyait en surface, gros comme une tête d’épingle, que le visage lisse et poli), là où ses films semblent nager à contre-courant ou marcher sur les mains, mettre ça et surmoi cul par-dessus tête, faire en eau trouble de déconcertants cumulets. C’était bien sûr sans compter sur la réversibilité des pôles – et sur la férocité que peut receler la politesse, sous les apparences les plus exquises. Car peu à peu on se rend compte que les textes ne génèrent pas moins de vertige que les films. Simplement, au détour d’une phrase, d’un mot, d’une formule assassine, ils vous laissent tomber dans vos propres gouffres, alors même qu’on n’avait pas perçu qu’une chute était amorcée. Surtout quand, comme ici, ils semblent égrener patiemment un chapelet pittoresque et inoffensif, alors qu’ils dévident en réalité, les mains dans le dos, un collier de perles acidulées, pour le moins, et parfois vénéneuses.

C’est que ce dandy sauvage a le sens de la tournure et vous embobinerait en un tournemain dans son style précieux, sa curiosité naïve, ses énumérations placides, sa tentative presque enfantine de savoir qui il est à travers les objets qu’il possède (ou qui le possèdent) et qui le constituent. Entreprise déjà commencée avec Voyage autour de ma chambre, mais entamée probablement dès ses Exercices spirituels, titre qu’il a, ni par hasard ni sans malice, donné au recueil de ses sulfureux premiers courts métrages, à son premier épluchage de figures risquées. Certes, il semble ici tout lancer à la criée : objets affectifs, effets objectifs, fonds de tiroirs et croissants de lune. Mais à bas bruit, dans le murmure des ondes, il se chuchote que plus d’une pièce du lot serait piégée et pourrait bien vous entraîner par le fond, dans des abîmes de perplexité, ou vous éclabousser l’œil… À marée haute, à marée basse parfois, avec bon sens ou mauvaise foi, jamais sans humour en tout cas (dont on sait qu’il est, à peu de chose près, la politesse des profondeurs) y compris à son propre endroit – puisque l’écrivain comme le pêcheur à la mouche savent très bien qu’au bout de la ligne, ce n’est jamais qu’eux-mêmes qu’ils cherchent à attraper.

D’ailleurs, qui est-il au juste ? Olivier Smolders est écrivain, cinéaste, essayiste, professeur à l’ISV et à l’Insas, Institut supérieur des arts du spectacle, à Bruxelles, maître de conférence à l’université de Liège où il anime différents ateliers. C’est aussi un amateur d’art et de chair, un zutiste-surréaliste, un ’Pataphysicien esquissé, un iconolâtre saccageur, un amoraliste furieux, un théoricien cruel. Il a déjà laissé derrière lui quelques livres, épuisés pour la plupart et souvent consacrés au cinéma : la Part de l’ombre et Voyage autour de ma chambre (aux Impressions nouvelles), Éloge de la pornographie, « Eraserhead ». Un film de David Lynch ou Expérience de la « bêtise » (chez Yellow Now), ou encore un recueil d’idées reçues malicieux, jubilatoire et pince-sans-rire, Cinéma parlant, publié il y a vingt ans déjà au Daily-Bul et d’un mordant intact à l’endroit de la pointe snobinarde de la cinéphilie.

La douzaine de films courts dont il est à ce jour l’auteur (Nuit noire étant la seule et fantastique exception, au sens générique du terme), films « solitaires », « pour amuser les chaises » ou encore « en forme de poire », films qui abordent l’autisme (Seuls, avec Knauff), l’anthropophagie (Adoration), la peinture (Pensées et visions d’une tête coupée), l’ambivalence entre la nudité et le cadavre ou entre Sade et sainte Thérèse, ou encore la farce satirique (Point de fuite, d’après une idée de Mariën), ont été primés à de nombreuses reprises dans de multiples festivals et même parfois un peu remarqués en Belgique. Ils ont tous en commun de flirter avec les interdits, les tabous, les vertiges de la représentation et les contradictions de la posture même du spectateur : position à la fois fascinée, séduite et révulsée, inconfortable. Surtout, ils forment une œuvre à la fois rigoureuse et éclatée, cohérente dans le propos et percutante dans la forme, échafaudée morceau par morceau avec une extrême et retorse malice. Ses cadrages frontaux, sa maîtrise de la lumière et la noirceur de son imaginaire engendrent de ces images qui tapissent les cauchemars ; de ces créatures que seuls les enfants (ou son frère Quentin, avec qui il travaille souvent et qui collabore activement au présent opus) osent façonner dans leurs ténèbres intérieures ; de ces formulations abruptes que seuls les pêcheurs d’aphorismes et les grands désespérés savent tourner sans tomber dans le prêche ou le ridicule. Dans les films de Smolders, l’image regorge de ce que l’on ne voit pas et ce que l’on y voit aveugle, agresse, impressionne durablement. Comme dans un anneau de Möbius, ses mots sont à ses images ce que les images sont aux mots : un revers, une face d’ombre, une part maudite retournable comme une crêpe. On aborde la perversité avec limpidité, et à rebrousse-poil les choses apparemment inoffensives.

Il y a une dizaine d’années, le moyen métrage Mort à Vignole a semblé inaugurer, dans cet inquiétant déferlement, une veine plus tranquille, un flux moins tendu, une confession presque paisible. Smolders y attaquait de front la question du temps, du deuil et des images, livrant une méditation poignante sur la création qui transcendait l’esthétique du film d’amateur et la logique de l’objet trouvé. Film bouleversant, rêverie poétique qui mêlait à la trame des souvenirs un séjour sur une île au large de Venise, lieu hors du temps s’il en est, Mort à Vignole a trouvé en 2008, dans la trajectoire du créateur, son exact contraire et son prolongement logique. Voyage autour de ma chambre s’inspire en effet lointainement de la stimulante proposition aporétique de Xavier de Maistre (le livre est de 1794) ; mais surtout ce « voyage » resserre les murs, renferme les images, muselle le mouvement, libère la profondeur de l’objet et réoriente le regard vers le dedans. Le cabinet de curiosités proposé ici sous bénéfice d’inventaire prolonge ce processus avec un joli jusqu’auboutisme. L’étape suivante sera probablement la mise en pièce du mobilier, la percée dans le destin des galaxies ou la plongée dans les organes du corps – entreprise déjà amorcée avec le troisième volet de ce récent triptyque : Petite Anatomie de l’image, un essai sans paroles mais dans le détail des entrailles, à présent soustraites au regard, des modèles de cire de la Specola, le célèbre musée anatomique de Florence. Là encore Smolders dépasse le degré zéro de la création morbide, celui même auquel s’était cantonnée la sulfureuse exposition Körperwelten du Dr Gunther von Hagens, avec ses macchabées méticuleusement plastinés et son scandale savamment orchestré. Les figures de cire de Petite Anatomie sont au contraire bel et bien déployées comme des figures plastiques et cinématographiques. Toute une série d’effets visuels numériques correspondent à autant de théories de l’image, scientifiques, poétiques ou loufoques (exercices de style, encore), et le réalisateur explore à nouveaux frais les limites entre concrétions (organiques) et abstraction, entre figuration et défiguration, entre chaos et rigueur, entre hyperréalisme et hallucination, jusqu’à susciter un sentiment d’étrangeté absolue vis-à-vis de ce corps qui est nous mais qui pourtant toujours nous précède, nous échappe, nous dépasse, se déjoue de l’appréhension, touche à l’irréel. On s’aperçoit alors que sa chambre, ses tiroirs, le dedans de sa tête, sont pleins de ces mêmes éléments, de ces mêmes inépuisables substances, et l’on s’étonne moins de voir cette conscience cosmique revenir sur terre, nous parler à hauteur d’homme, nous dévoiler qu’enfant il allait au cinéma (le Styx, tout de même : la mythologie n’est pas trop loin), qu’il aime les « petites formes » et la pêche, qu’il se repaît d’émissions de télé débiles (formule garantie sans pléonasme à 0,2%, qui doivent correspondre à ce qu’on appelle « l’exception culturelle ») ou des ouvreuses callipyges (texte censuré pour la présente édition, l’ouvreuse étant précisément devenue, entre-temps, présentatrice d’émissions culturelles).

Il ne faudrait d’ailleurs pas trop longtemps parler d’exception culturelle à Olivier Smolders avant qu’il ne sorte son revolver : littérateur racé qui remonterait les bretelles du style à pas mal d’écrivaillons poétisants et approximatifs ; plasticien achevé qui sait que la désespérante perfection de la forme ne s’éreinte et ne se rate qu’à l’horizon d’un absurde labeur et non au terme d’un bref élan d’inspiration inchoative, Smolders demeure probablement avant tout un cinéaste, un simple, un bête cinéaste. Inlassable, inclassable et sans prétention, avec ses obsessions propres et secouantes qui ne laissent pas indifférent. Un vieux gosse tourmenté, une sorte d’insecte kafkaïen mal agrandi qui gratte des bribes d’images et de mots sur le dos de l’absolu… L’un de nos créateurs les plus puissants, doublé d’un redoutable trafiquant de camelote intellectuelle. Un escroc, en somme – parfaitement sincère et romantique –, un forçat de la plume et de l’œil.

Que nous fourgue-t-il, cette fois ? Une première partie de volume en forme de catalogue déraisonné, pour feindre de se vendre ; en seconde partie, un recueil d’essais plus raisonnables (pour se racheter ?)… La plupart des textes réunis ici étaient devenus introuvables, perdus dans des publications diverses, égrenées au fil des années. C’est peu dire qu’ainsi rassemblés et complétés, ils invitent à une relecture et trouvent une nouvelle cohérence, dessinent des configurations inédites, révèlent des intrications sous-terraines. Ça tombe bien : chez Yellow Now on ne craint ni la fidélité des idées ni la trahison des images, on prise au contraire le recyclage (duchampien ou non), la variation dans la continuité, les expériences en verre clos ou en vase solitaire. Lisez donc, puisez dans la manne, jubilez de chaque éclat, savourez chaque bulle, amère ou sucrée. Bienveillant, « l’hameçon guette » (peut s’écrire de trois autres façons, qu’en guise d’exercice, nous trouverons pour demain).

Emmanuel d’Autreppe septembre 2010 Publié avec Le Scarabée et Le Vecteur.

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