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TENTATIVES DE SE DÉCRIRE


Boris Lehman TENTATIVES DE SE DÉCRIRE 2006 188 pages 12 x 17 cm Ill. coul. 15.00


Texte intégral du film et photogrammes Faire le tour de soi : Je reviens sur moi-même comme dans un rêve nostalgique filmer chaque fois ce qui n'est déjà plus ce qui est mort en moi le passé déjà et l'ombre de moi-même […]


[…] Tentatives de se décrire serait un film sur la représentation. Comment on peut, par le truchement du cinéma, se décrire et décrire l'autre. La caméra comme miroir et comme troisième œil. Au départ, un film épistolaire, une enquête et un voyage conçu comme un collage, entre documentaire et fiction. À l'arrivée un portrait de Boris Lehman entre 1989 et 1995, suite deux de Babel. Textes de Léopold Blum, Jacques Dapoz, Karine de Villers, Patrick Leboutte, Eugène Savitzkaya, Christiane Tremblay. Après la disparition /// Patrick Leboutte (critique itinérant) Venant après Lettre à mes amis restés en Belgique (1991) et Histoire de ma vie racontée par mes photographies (2002), Tentatives de se décrire se présente à nous comme le troisième épisode de Babel, romance biographique et saga cinématographique dont Boris Lehman m’avait confié un jour son projet de la faire durer vingt-quatre heures. Si l’on compte bien, nous sommes à la moitié du chemin, mais guère plus avancés pour autant, tant l’emporte ici l’impression d’une chronologie à reculons, sinon franchement complexe, à tout le moins contrariée. Monté après Babel 2, Babel 3 fut en effet tourné dans le sillage immédiat de Babel 1, ce qui fait tout de même quinze ans, manière de dire qu’il faut laisser aux films le temps d’advenir, à l’expérience la chance de faire dépôt, mais surtout aveu que celui qui, en 2005, achève d’assembler ces images et ces sons n’est déjà plus totalement celui qui les avait enregistrés entre 1989 et 1995. Entre ces dates, le temps a fait son œuvre, une décennie s’est accomplie et avec elle la réalisation d’autres films, le décès d’êtres proches, un mûrissement, un autre état du cinéma. La beauté de Tentatives de se décrire, sa formidable capacité à nous émouvoir, la dynamique que le film enclenche poétiquement, résultent principalement de cet écart, de cette rivalité assumée entre deux temporalités distinctes qui, loin de s’ignorer, jouent au contraire à se faire face, répercutant entre elles l’écho de leurs propres questionnements. Actualité du montage contre actualité du tournage : certes, au cinéma, ces deux temps sont toujours différents, mais ils s’affrontent ici plus que de coutume ; il s’affinent, ils s’éclairent, ils se réfléchissent mutuellement.

Dans le présent du tournage (1989-1995) : la réalité de séquences conçues dans l’après coup de Lettre à mes amis restés en Belgique, gorgées du souvenir de ce premier volet et activées comme lui par la reprise du même motif de l’apparition, dans la même invention de la personne du cinéaste en personnage de cinéma où cacher sa part pudique sous la panoplie d’un double qui serait aussi un être de fiction. Dans ce présent encore : le constat progressif d’une impasse, la crainte du surplace, l’impossibilité de la répétition, en vertu du principe suivant lequel un film n’est jamais l’autre, conscience qui le conduit à prendre l’alibi d’une direction d’atelier à Montréal pour interroger là bas ses comparses, ses frères en cinéma, histoire de comprendre comment font ses semblables avec leurs propres tentatives de se décrire. Gilles Groulx (filmé à l’approche de la mort), Robert Daudelin (dont l’image projetée sur un écran est raturée à même la pellicule), les frères Gagné (en pitres dérisoires et masqués tenant commerce de petit brol), tous le renvoient à la fragilité des apparences, à la menace d’une possible dissolution, au spectre de son propre corps usé et démembré, dont il lui faut maintenant recoller les morceaux, ne serait-ce que pour continuer à faire de sa vie le centre sensible et nerveux de tous ses films.

Dans le présent du montage (2003-2005) : l’exercice d’un regard à présent devenu geste de mise à distance critique, mais sans dénégation, de ces traces filmées d’un autre temps ; l’acte de libération d’un cinéaste revenu de loin et désormais réconcilié, ayant trouvé dans les expériences de ses tournages les plus récents autant d’occasions de se recomposer. Histoire de ma vie racontée par mes photographies (la joyeuse entrée de Boris Lehman dans l’ère de la reproductibilité technique où l’archivage sentimental se veut avant tout prétexte à relancer la rencontre), La Dernière Cène (adaptation enjouée d’un vieux scénario d’évangéliste, avec vrai baiser de Judas sur fond de destruction de Bruxelles), Homme portant (méditation testamentaire sur le devenir des images et performance d’artiste ou la Passion selon Boris, Sisyphe et Juif errant, poète et martyr) : autant de films au sujet grave, travaillés par la figure de la disparition, hantés par l’inéluctabilité de la perte tout à la fois des corps et des supports ; autant de marches pourtant vers de plus en plus de légèreté malgré la lourdeur de la tâche, autant d’étapes vers un pur plaisir du jeu comme mode ultime de réappropriation de son corps sous l’image. En ce sens, Tentatives de se décrire est bien le nouveau film de Boris Lehman, on pourrait presque dire son premier film d’après : après la trahison des images, après l’épuisement du corps, après en avoir fait son deuil.

Boris Lehman est aujourd’hui un cinéaste apaisé, jugeant le moment venu de tout simplement mettre de l’ordre dans ses affaires, de combler les vides de sa bio-filmographie, d’en reconstituer les pièces manquantes tout en riant sous cape de nous les donner à voir sous forme d’un incunable, comme s’il venait de retrouver un vieux manuscrit inédit dans l’un de ses innombrables greniers. Boris Lehman est aujourd’hui un cinéaste serein, capable de regarder joyeusement la dissémination de son propre portrait dans tous les registres de l’iconographie, en peintures, en sculptures, en photocopies et même réinventé sous les mains d’un aveugle. Depuis qu’il a réalisé Homme portant, Boris Lehman sait que, même lorsqu’elles s’amenuisent dans la nuit, il suffit que les images soient portées par un corps de cinéma pour que, telles des lucioles, elles continuent à produire de la lumière, infiniment, quand bien même il n’y aurait plus rien à voir sur l’écran.

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